Depuis le train entre Barr et Sélestat. Mon grand père est passé par les montagnes qu’on longe lors de son évasion de camp de prisonnier de guerre. Ça remue un peu.
Le paysage défile. Nous venons de passer Colmar. À gauche, plaine en mosaïque de bois et cultures. À droite, les coteaux plantés de vignes, puis les villages en lisière de forêts, lesquelles couvrent les montagnes qui moutonnent de plus en plus bleutées jusqu’à quelques sommets encore enneigés. Chichement, mais tout de même. Le soleil donne. Il y a une frange de nuages sur l’Allemagne, et quelques légers cumulus blancs comme floconneux à l’ouest.
Là, quelques cigognes. La végétation est dans la luxuriance de mai que j’aime tant, encore tendre et nuancée, dans une galopante expansion qui laisse encore apparaître les troncs clairs ou sombres et les réseaux de branchages fins, élancés, ou alors presque frisés.
T’ai-je dit que c’est une des choses que j’aime le plus au monde, un feuillage traversé de soleil, les incandescences vertes et or que cela crée, les ombres chinoises des feuilles qui se répercutent les unes sur les autres ?
Les clochers qui animent les coeurs de villages m’amusent, qui ont pour certains quelque chose de slave, de bulbeux.
Les bourgs sont groupés, ne bavent pas d’immondes zones de laideur sur les campagnes qui les enserrent. Il y a de minuscules vergers partout, en petites parcelles charmantes, et des bois, et des haies vives.
Je fais des sauts de puce. Mulhouse bientôt, deux minutes d’arrêt. Bâle, une demie heure pour la correspondance. Puis Berne, dix minutes. Et enfin Lausanne.
Mulhouse ville-gare est annoncée. Des jardins ouvriers, un homme jeune torse nu qui arrose une planche fraîchement semée, l’eau en plus fine à contre-jour. Des enfants pantalons retroussés dans la rivière. Des maisons de ville de plus en plus cossues. Briques, toitures compliquées.
Bâle. Les conversations se déploient auxquelles je ne saisis pas la moindre parcelle. Tout m’est fermé dans la langue parlée autour de moi. Encore puis-je me fier aux panneaux signalétiques, l’écriture est déchiffrable pour trouver le quai, le train vers Berne, qui prolongera son voyage jusqu’à Milan. Ce n’est une aventure qu’avec l’imagination fertile.
Devant moi qui rejoins la gare à pas pressé une femme élancée se juche sur un vélo rutilant, en danseuse, belle.
Je me glisse dans le train, il n’y a presque personne. Je me penche pour mieux voir par la fenêtre un curieux échafaudage, sur le quai intermédiaire, bordé de balais de fibres végétales, quand un jeune garçon débouche à ma hauteur. Il rit, il pensait que le carré était désert, ma présence imperceptible l’a surpris. Nous échangeons plusieurs sourires de connivence alors qu’il s’installe un peu plus loin, avec son père et son petit frère.
Une grappe d’enfants grandis trop vite s’installe entre nous, leurs parents juste de l’autre côté de l’allée, à mon niveau. Après un moment une des jeunes filles pose une question à sa mère. Je souris. Le langage du corps est facile à comprendre qui dit la frustration, la déception adolescentes, sans qu’un seul mot soit prononcé.
Les paysages sont collinaires, couronnés de forêts où se mêlent en harmonie feuillus et résineux. De l’eau, petites rivières, mares, étangs. Des chèvres blanches dans un pré qui ressemble à un préalpage.
Comme partout semble-t-il le voyage donne faim. Ça grignote ici et là. Mon corps hésite entre salivation et écoeurement, trop d’odeurs inconnues, mystérieuses, pour trouver l’équilibre entre prudence et curiosité. Je prends un bonbon à la menthe pour apaiser le chaos.
La grappe d’enfants et leurs parents est descendue. Deux très jeunes femmes ont pris leur place.
Le contrôleur m’a dit merci en me rendant mes billets tellement français, avec un accent à roulement de r.
À chaque tunnel que nous passons, le paysage qui s’ouvre est légèrement différent, à peine quittée une vallée étroite entre des demi-montagnes qu’on traverse une plaine assez ouverte. Tout est très vert.
Je fais durer la menthe sucrée. J’ai cessé de compter les tunnels. Ils ne sont jamais très longs, quoique celui qui s’étire à l’instant ait duré plus longtemps que les autres lesquels l’étaient juste assez pour ces impressions de déclinaisons du paysage.
Bern est annoncée. Soudain s’ouvre devant moi une perspective vers les Alpes enneigées. Nous franchissons une rivière qui sinue en fond de gorge, au cœur de la ville. Sur le pont ouvragé qui l’enjambe un peu plus loin deux tramways courts et rouges se croisent. Des arbres partout, et la flèche sombre d’une église sur la rive droite. J’aurais voulu saisir cette image si belle. Peut-être que Bern ne me plairait pas, mais pour cette vision de quelques secondes j’ai envie d’y revenir.
Arrivée en gare. La correspondance est sur le même quai, voie en face. J’entends à nouveau des échanges en francais. C’est presqu’incongru. Déjà nous repartons. Une femme dit avec un bel accent roulant, d’une voix grave, je crois que je vais manger les gâteaux maintenant. Mes papilles frissonnent. Il y a dans sa voix distinguée de femme déjà un peu âgée une gourmandise d’enfant.
Des jardins ouvriers, encore. La cheminée d’un des cabanons fume. Des grillades se préparent, une famille est attablée sous l’auvent de bois, au milieu des lilas en fleurs. La dame un peu plus loin derrière moi s’exclame que son gâteau n’a pas trop de sucre. Cela fait déjà trois heures et demie que j’ai quitté le beau jardin alsacien de Barr.
J’ai cédé à la frénésie gourmande et je croque de fines crêpes de sarrasin aux algues sauvages, sèches, croustillantes et qui fleurent l’estran. Un troupeau de petites vaches noires entourées de beaux minuscules émaille un pré pentu. La fenaison a débuté ici aussi. Il me semble que c’est tôt dans la saison mais c’est peut-être mon horloge interne, déconcertée par mes saisons du dedans.
Nous longeons en entrant dans Fribourg un petit cimetière qui semble un jardin arboré. Je me prends à rêver nos lieux de sépulture aussi verdoyants, aussi vivants.
Au bout du quai, deux jeunes hommes s’installent au soleil, dos contre un hangar bardé de bois gris. À leur poing nonchalant, chacun une choppe de bière haute d’un litre.
Plus loin, à flanc de coteau, j’aperçois la deuxième montgolfière du voyage. La première était au dessus de Bern et ajoutait au tableau du pont haut perché sur la rivière. Au loin les sommets s’enneigent de plus belle. Je repense à la roche dure surgie des profondeurs qui les compose, piquetée de précieux minéraux, tandis que je traverse leurs contreforts de strates froissées, organiques de forme et de fond.
Les fermes sont tenues au cordeau, des piles de bois s’érigent aux murs des granges du côté abrité, qui racontent les rudesses hivernales. L’altitude augmente presqu’imperceptible, sauf aux frondaisons encore nues des feuillus. Dans le contre-jour s’illuminent les aigrettes des pissenlits les plus pressés toutes rassemblées en petites sphères translucides et comme chauffées à blanc. Les autres sont tout à leur éclosion jaune, en tapis parfois denses jusqu’à la monochromie. Les fruitiers fleuris se blottissent auprès des maisons, et souvent même on en voit d’isolés au bords des petites routes qui sillonnent à portée de vue.
Cela m’est étrange de penser que ces lieux que j’effleure au rythme où le train les fend, je n’ai aucune raison de les arpenter à l’avenir. C’est un voyage aussi imprévu qu’unique. C’est assez rare dans ma vie pour m’y attarder un peu, et ce carnet de voyage minuscule m’est d’autant plus signifiant.
Contre le coteau exposé au soleil couchant, sous un arbre haut que j’imagine un hêtre, une table de fer forgé et ses deux chaises, un théière jaune vif. La première maison est à plusieurs centaines de mètres, je me demande qui vient là boire un thé de Ceylan chaque fois que la douceur l’y invite.
Les escarpements se rapprochent encore. Et soudain le lac, immense, bleu pâle et mauve, avec des villages nichés à la lisière des eaux, des vignes les surplombent, des voiliers en nuées dans les lumières déclinantes. Nous sommes invités à descendre, c’est Lausanne. Je ne savais pas combien c’était beau. La première fois que je suis venue et repartie, c’était de nuit.