Archives mensuelles : novembre 2017

Les ailes de novembre

Les nuages comme des cohortes de formidables baleines glissant lourdes au ras des collines. Les collines, perlées d’oranges, de verts jaunis éclatants. Trop occupée à préparer ce novembre-tournant je n’ai pas vu l’automne tarder à parer les forêts. Les lignes sombres des troncs ne sont plus déjà noyées dans les feuillages, ce qu’il en reste vire enfin aux teintes flamboyantes à l’instant de choir et la palette dense de la saison qui est mienne ne sera pas cette année. C’est beau aussi, même si mon avidité se frustre de la fugacité accrue de cette métamorphose d’avant le retour à l’humus.

J’ai peur. Mes vertèbres se dégingandent, leur vénérable masse se désajuste, d’un cheveu, pour dire l’inconfort du temps présent. Assez pour restreindre mes mouvements. Assez pour ramener mon attention au centre. J’ai la peur de celle qui va sauter sans voir l’autre rive, sans connaître la matière de ce qui l’attend. Il est décidé que le choix sera bon de toutes les façons possibles. Mais mon axe se rebelle contre cette imprévisibilité des temps à venir. Garder en mire la gratitude.

Les cieux blancs sur les premières neiges autour de la grande ville où j’ai conclu enfin le long parcours entrepris à seize ans, quand j’ai bravé le désir maternel et laissé passer la date d’inscription en prépa lettres.

Il n’y aura plus d’examens désormais. Plus de soutenances. Et la dernière était celle que j’étais le plus prête à passer. Ou bien il y en aura une ou deux autres, si je le désire, parce que j’ai peut-être quelque chose à devenir encore un peu plus loin.

Elle est passée, l’échéance maintes fois repoussée. Je me sens pleinement adulte pour la première fois dans ce pan-là de ma vie, et c’est étrange et réconfortant. Je voudrais dire à la jeune fille qui était moi qu’elle avait raison de résister et de croire. Que ses révoltes silencieuses et ses larmes produiraient de si belles récoltes. Qu’un mur couleur d’océan serait le symbole d’un accomplissement dont si peu fut prémédité.

Et maintenant, place à la suite.


Sur la berge.

Le périple à bord de trois petites voitures successives. La longue glissade jusqu’à fleur de Méditerranée, assortie de papotages enjoués. La vie nous amène à frôler tant d’êtres et même si on ne peut tous les embrasser, c’est bon de savoir que le monde porte tant de gens qu’on pourrait aimer.

Celle-ci a tenu à nous déposer au plus près. Je n’avais pas demandé assez de détails et la fin du chemin s’est faite à pied, jusqu’au canal à travers champs malgré les déraisonnables chaussures à talons scintillantes pour faire oublier l’entorse tenace.

C’était comme arriver nulle part, comme rêver : rejoindre la berge et longer longtemps le sentier jusqu’à rencontrer la première péniche. À partir de là nos yeux curieux se sont empifrés de la bohème d’ici, à la rencontre de l’amie de vingt ans, cette jeune maman en vareuse verte d’adolescente et bagnole à trois places devant pour se serrer entre vieux potes étonnés de savoir un si petit bébé sur la banquette arrière.

Quatre jours à se laisser bercer par la vie de la berge. Le cri du Martin pêcheur, la toilette des poules d’eau, la chute lente des feuilles de platanes toutes jaunes et gonflées comme des voiles, le récit des fichus caractères des gens d’ici, mais quand ils adoptent quelqu’un – quelqu’une – c’est du sérieux.

Vivre au rythme de cette toute petite fille et dans ce tout petit espace, ne sortir que pour les dix minutes de marche nécessaires pour rejoindre notre chambre flottante, au petit port un peu plus loin, en détaillant chaque bateau, en rêvassant beaucoup comme nous savons si bien.

Et une fois, marcher un peu plus loin, jusqu’au marché du samedi matin. À l’entrée un accordéoniste qui jouait une chapeloise. Si n’avait été l’entorse j’aurais posé ma main sur celle de mon Galant homme et dansé là, au mitant de la rue rendue piétonne, pour honorer notre promesse tacite d’éternels fiancés. À la place j’ai souri au musicien de tout mon cœur pour qu’il lise dedans le grand merci que je n’aurais pas osé prononcer, puis j’ai rougi en me souvenant que ce sourire-là me valut ma première demande en mariage, à 13 ans, pour avoir voulu remercier sans savoirs les mots le serveur napolitain d’un voyage scolaire en Italie, et je me serais cachée sous la table si j’avais pu. La vieille pote y était, à laquelle rien de la scène n’avait échappé, qui s’est délectée longtemps de remettre du rouge à mes joues en racontant l’histoire.

Pour me remettre de ces superpositions temporelles j’ai acheté une botte de dahlias, ô combien parfaitement de saison et locaux, pour poser un brin de soleil velouté entre les hublots de la péniche de ma vieille pote. On a bu qui un grand pu erh qui un petit café serré à la petite table du torréfacteur itinérant, pour célébrer le premier bain de foule de ce bébé à la maman rendue louve par tant d’audace et de menaces.

Nous avons alourdi nos bras de parfaites petites poires Conférence et de conserves de cou de canard farci pour les jours gris.

Les parents de la vieille pote sont venus nous offrir le déjeuner, à peine vieillis. Combien m’étonnait la proximité tendre de ma copine avec son père que les câlins n’effarouchaient pas, lui. Cela m’était, à moi, un paradis perdu à mes quatre ans. Avec ça, la saveur du pain de courgettes et du coulis maison de la maman qui m’avait accordé le grand cadeau de me transcrire sa recette, effort pour elle qui ne mesurait rien, opérait d’un coup d’œil, en tançant sa fille pour le plaisir en franco-provençal. Je fais encore la recette avec les surplus de récolte en me souvenant de ces moments.

Nous avons repris le chemin en sens inverse, quelques violettes cristallisées au fond des poches, un bateau planté dans l’eau et dans nos têtes 🎵, la promesse d’aller voir à Bruxelles la petiote avant qu’elle ne marche, et l’invitation à revenir à Toulouse en leur absence puisque la péniche nous y attendra si nous avons le désir d’y trouver refuge. Et bon sang nous avons de bonnes raisons d’y retourner, l’une a quatorze ans et l’autre seize, et je ne les reconnaîtrai sans doute pas eux qui avaient deux ans et demi et cinq ans quand je les cueillais à seize heures trente pour aller goûter au square de la rue André Philippe. Eux non plus sans doute, mais j’ai envie, parce que j’ai aimé tant de choses auprès d’eux aussi. Il aura en plus, peut-etre, une douce Emma d’ici à croiser et c’est un petit défi joyeux en prévision. Et puis nous n’avons pas salué la ville alors il faudra bien aussi y traîner un peu nos semelles, pailletées ou non.

Le passé, le présent, le futur s’entremêlent à la moitié de cet octobre déjà fini. Ça fait joli.